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Les cartes inspirées des artistes du Grand Ensemble

L'héroïne invitée de Magali Mougel

Pendant le confinement, l'autrice Magali Mougel a reçu chez elle la visite d'Ursula K. Le Guin, écrivaine américaine de science-fiction et de fantasy, décédée le 22 janvier 2018. 

Entre collage/montage de fragments et conte, cette visite a donné naissance à un dialogue imaginaire dans lequel il est question de vaisseau spatial, d'une vieille dame, de mammouth, d'avoine sauvage mais surtout... de changement et de renouveau. 
 

Ursula et moi

Ursula s’est en partie installée chez moi depuis le mois de mars.
Ursula gît dans la tentative de potager, dans la lenteur de mes mouvements, dans les campanules sous le charme, dans la pluie qui a redonné un peu de tenue aux pieds de mélisse repiqué sauvagement.
Ursula gît aussi dans les nouvelles espèces qui ont rejoints notre foyer depuis peu : les brebis, meilleures chiennes de garde que le chien de la maison.
Ursula gît dans les livres, dans le café, dans le temps qui passe, dans ce qu’il va me falloir comme outil pour affronter demain.
Je n’écris plus, je passe mes journées à lire Ursula.
Ursula et moi dialoguons beaucoup.


Ce matin alors que je dépose le café sur la table, elle me dit :

« Imaginons que se pose sur terre un vaisseau spatial avec à son bord des bienveillants habitants de la quatrième planète d’Altaïr, et que le commandant de bord déclare : « Nous avons de la place pour un passager ; voulez-vous nous confier un seul être humain, afin que nous conversions à loisir durant notre long voyage de retour, et apprenions de cet individu représentatif de votre espèce tout ce qu’il y a à en savoir ? » La plupart des gens recommanderaient un jeune homme courageux et méritant, brillant, instruit et en excellente forme physique. Un cosmonaute soviétique, par exemple (les astronautes américains sont trop âgés). Il y aurait sans doute des centaines, voire des milliers de candidats sur le modèle de ce jeune homme, tous parfaitement dignes de leur mission. Mais moi, je ne ferais pas mon choix parmi eux. Je ne retiendrais pas non plus les jeunes femmes qui se présenteraient, certaines mues par la magnanimité et la bravoure intellectuelle, d’autres par la conviction que, pour une femme, Altaïr ne saurait être pire que la Terre.

Non, moi, j’irais au grand magasin du coin ou au marché du village, et je choisirais une vieille dame, en tout cas plus de soixante ans – celle qui tient le stand de bijoux fantaisie ou de noix de bétel, par exemple. »

Ce matin, je regarde Ursula et je pense : une femme ménopausée. On envoie une femme ménopausée jouer avec les petits hommes verts. Ursula me fixe et baisse ses grosses lunettes.

« On aura du mal à lui expliquer que si elle a été choisie, c’est justement parce que seul peut représenter fidèlement l’humanité un être ayant ressenti, accepté et mis en actes la totalité de l’expérience humaine, dont la principale caractéristique est le changement. » 2

Je remplis nos tasses de café et ouvre la porte au chien qui gobe au passage une mouche.
Je regarde les brebis qui se frottent contre le tas de bois.
Trois jours de pluie. Les graminées ont poussé autour de l’enclos.
Ursula sent que ce matin, je ne suis pas vraiment attentive à ses réflexions.

« Tu n’aurais pas choisi une vieille dame ? Ce n’est pas une bonne figure ? Pourtant tu as aimé écouter hier mon histoire / », me dit Ursula.

Je tourne la tête et regarde Ursula qui arpente la terrasse en bois vermoulue.

/ « comment j’ai arraché une graine d’avoine sauvage de son enveloppe et puis une autre, et puis une autre, et puis une autre, et puis une autre, et comment j’ai ensuite gratté mes piqûres d’insectes/ » 3

« D’accord c’est surtout la suite de l’histoire qui t’a interpellée. », me dit Ursula.

« La mise à mort du mammouth pendant que tout le monde continuait à cueillir de l’avoine sauvage. », me dit Ursula.

« L’avoine sauvage. », me dit Ursula.

« Ça ne tient pas la comparaison avec la manière dont j’ai plongé ma lance au plus profond du flanc titanesque et poilu, tandis que Oob, empalé sur l’une des gigantesques défenses, se tordait en hurlant, et le sang jaillissait partout en de pourpres torrents, et Boob a été transformé en gelée lorsque le mammouth lui est tombé dessus alors que je tirai ma flèche infaillible à travers son œil pour pénétrer son cerveau. » 4

Je regarde le sol. Devant la maison la terre se tord sous les coups chauds du soleil.
Ursula dépose par terre une petite pierre et regarde les pucerons par grappes qui déjà s’agglutinent sur les branches du rosier au pied de l’escalier.

« C’est normal de préférer les histoires de mammouth. On nous a appris à les préférer. », me dit Ursula.

« Cette histoire-là ne contient pas seulement de l’Action, elle possède un Héros. Et les Héros sont puissants. Avant que vous ne vous en soyez rendu compte, les hommes et les femmes dans le coin d’avoine sauvage, leurs enfants, l’habileté des faiseurs, les pensées des pensifs et les chants des chanteurs ne sont plus que des éléments de la nouvelle histoire, appelés au service de la saga du Héros. Mais cette histoire n’est pas leur histoire. » 5

Je regarde Ursula qui déjà remonte le petit sentier ombragé.
Le soleil est déjà haut.
Les grillons chantent à tue-tête.

« Continue à raconter comment le mammouth est tombé sur Boob, comment Caïn est tombé sur Abel, comment la bombe est tombée sur Nagasaki, comment la gelée ardente est tombée sur les villageois, comment les missiles vont tomber sur l’Empire du Mal et toutes les autres étapes de l’Ascension de l’Homme. » 6

Ursula se baisse et me tend une petite plume duveteuse. Une chouette sans doute.

« Continue à raconter ces histoires. », me dit Ursula.

J’emboîte mon pas dans le pas d’Ursula.

« Lorsqu’elle préparait le livre qui finira par devenir Trois Guinées, Virginia Woolf écrivit une rubrique « Glossaire » dans son carnet. Elle avait imaginé réinventer la langue anglaise avec une nouvelle visée, afin de raconter une histoire différente. L’une des entrées de ce glossaire définit l’héroïsme comme un « botulisme ». Et le héros, dans le dictionnaire de Woolf, devient une « bouteille ». Le héros comme bouteille, voilà déjà une sévère réévaluation. Je propose à présent de considérer la bouteille comme un héros.
Pas seulement la bouteille de gin ou de vin, mais la bouteille au sens ancien d’un contenant en général, d’une chose qui contient autre chose.» 7

Ce matin j’ai beau tenté de suivre Ursula, mais tout m’échappe.
Doucement Ursula commence à chantonner.

« Je te vois en rêve
Je te vois rêve qui saute
Lapin, lièvre et caille
Danser sur le rebord du monde » 8

Alors que le vent disperse le pollen des noisetiers, Ursula s’arrête au sommet du sentier.

« J’aurais pu, de ces fragments, étayer mes ruines ; mais je n’ai pas su. C’est à partir d’un passé qu’on construit un avenir, voilà tout ce que je savais ; alors j’ai puisé ce que j’ai pu dans les traditions de mes propres ancêtres, issus de la culture européenne. J’ai appris, comme nous tous, à chiper une idée en Chine et voler un dieu en Inde, afin d’assembler un monde du mieux que je pouvais. Mais un mystère demeure. L’endroit où je suis née, où j’ai grandi, que j’aime plus que tout autre, mon monde à moi, ma Californie, reste à créer. Pour fabriquer un monde nouveau, il faut partir d’un monde qui existe. Aucun doute là-dessus. Pour en découvrir un, peut-être faut-il en avoir perdu un. Ou être soi-même perdue. La danse du renouveau, celle qui a créé le monde, a toujours été dansée ici, au bord, à la limite, sur la côte embrumée. » 9

Ursula secoue du bout de son pied la rosée qui s’est logée dans une longue orchidée sauvage.

« Si tu devais écrire, là tout de suite, sur ce qu’il se passe, qu’est-ce que tu écrirais ? », me dit Ursula.

Ce matin, je reste muette.
Ursula disparaît.
Le chien s’arrête net.
Un bois de cervidé gît à nos pieds.

Magali Mougel


Qui est Magali Mougel ? 

Après avoir été enseignante à l’Université de Strasbourg et rédactrice pour le Théâtre National de Strasbourg, Magali Mougel se consacre depuis 2014 à l’écriture pour le théâtre et accompagne régulièrement des jeunes écrivains et dramaturges à l’Institut littéraire de Bern (Suisse) ainsi qu’à l’ENSATT où elle a suivi sa formation entre 2008 et 2011. Depuis 2011, parce qu’elle est persuadée que la place de l’écrivain.e/dramaturge est avant tout dans le théâtre, au coeur du processus de création, entouré.e pour écrire des équipes artistes, elle collabore avec nombreuses compagnies et théâtres, et elle se prête régulièrement à l’exercice de la commande d’écriture.
 

1 - Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde – mots, femmes, territoires, trad. Hélène Collon, Ed. de l’éclat, 2020, pp. 17-18.
2 - Ibid., p.19.
3 - Ursula K. Le Guin, La Théorie de la fiction-panier, trad. Aurélien Gabriel Cohen in Terrestres, Revue des livres, des idées et des écologies, https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/?fbclid=IwAR3LqO41yU9mqm7nUEbnUwD4giot12YEGSy9tXcUX-rM86n44-y_-bLuRgY 
Consulté le 4 mai 2020
4 - Ibid.
5 - Ibid.
6 - Ibid.
7 - Ibid.
8 - Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde – mots, femmes, territoires, trad. Hélène Collon, Ed. de l’éclat, 2020, p. 68.
9 - Ibid.