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Les cartes inspirées des artistes du Grand Ensemble

Les mots libérés d'Enzo Cormann

« Je me dis que, décidément, ON doit plus que jamais s'appliquer à peindre le monde sur soi et pas soi sur le monde. Plus ON est confiné, entravé, empêché de dire, plus ON doit écrire — et moins ON doit écrire sur soi. »

Pour cette nouvelle carte inspirée et pensive, l’auteur Enzo Cormann nous partage son questionnement et ses mots libérés : en cette période inédite de confinement, comment peindre le monde ?  

 

CLÔTURE ACTIVE
Carte postale pensive

Dans un livre pour moi des plus mystérieux de Jacques Derrida, intitulé  laconiquement La Carte postale, on trouve cette phrase, extraite d'un « envoi » (un courrier) de mai 1979 : « Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire. »  Allusion transparente — sinon même réponse — à l'affirmation de Ludwig Wittgenstein : « ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire. » 2 

J'ai publié mon premier livre il y a 40 ans et  je consacre depuis l'essentiel de mon temps de veille à écrire — et donc à écrire (notamment) ce qu'on ne peut pas dire…

Le paradoxe fécond de la posture de dramaturge est de surcroit celui-ci : ce qu'on écrit (qu'on ne peut pas dire) est écrit pour être dit (sur scène), puisqu'au théâtre, pour finir, il n'y a pas de texte, mais uniquement de la parole. En sorte qu'on écrit pour dire... ce qu'on ne peut pas dire.

Le statut de ce « on » (« ce qu'ON ne peut pas dire ») n'est par ailleurs pas complètement clair : quelqu'un ? les gens ? tout un chacun ? nous ? soi-même ?… Un peu tout cela sans doute. « On est devenu comme tout le monde, écrivent Gilles Deleuze et Félix Guattari, mais à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde. » 3
En somme, JE deviens ON à la faveur du processus littéraire — qui consiste à peindre le monde sur soi (et non l'inverse). ON, c'est moi en tant que je suis un tableau du monde.

Voilà donc 40 ans que je rédige et expédie ces cartes postales singulières, qu'on appelle des pièces, des poèmes ou des romans, sans trop savoir à qui je les destine, qui les réceptionnera, ni qui en prendra pour de bon connaissance.

À l'étrangeté du geste, s'ajoute celle des conditions matérielles de son exécution. « Je vous écris de la terrasse de l'hôtel où nous sommes descendus », écrit le vacancier au dos de la carte postale qu'il destine à des amis. Quant à moi : je vous écris (ce qu'on ne peut pas dire) depuis la clôture active depuis laquelle je peins le monde (sur moi).

Dans la règle monastique, on appelle « clôture active » l'interdiction faite aux moines et moniales de sortir du monastère — par distinction avec la clôture dite « passive », qui est l'interdiction de pénétrer dans le monastère à toute personne extérieure à l'ordre.
« Restez chez vous ». Telle est l'injonction sanitaire de l'heure.
Il y a 40 ans, lorsque j'ai décidé de renoncer au journalisme au profit de l'écriture dramatique, je me suis souvenu de mes lectures pascaliennes : « … tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » 4
« Reste chez toi », me suis-je dit.

En 40 ans de pratique, j'ai acquis la conviction qu'écrire nécessite la même sorte de recul que doit prendre un peintre pour considérer son modèle éventuel et son propre ouvrage. "Comme un peintre prend du recul pour juger son ouvrage, regarde-moi à distance et juge de ma disgrâce", dit Hécube à Agamemnon 5. Je n'ai pour ma part jamais réussi à peindre ce dans quoi je baigne (à preuve la présente « carte postale », qui multiplie les pas de côté.)

« La liberté, écrit Alexandre Vialatte, n’est pas autre chose que la prison qu’on a choisie : c’est Proust envoûté par son oeuvre au fond de sa chambre aux volets clos, prisonnier de l’asthme et de sa cellule, mais plus libre qu’un papillon. »
À quoi fait écho à sa manière le philosophe et psychanalyste Miguel Benassayag, qui parle de maîtriser le confinement ou l'incarcération en se forgeant un « exosquelette » : structure, charpente indépendante des aléas du désir ou de l'énergie vitale disponible — programme impératif, horaires, protocoles et rituels…
Je pense également à cet autre philosophe, Bernard Stiegler qui, revenant sur son expérience de la prison, évoque la liberté supérieure révélée par l'ascèse carcérale, à condition de la reprendre à son compte comme discipline délibérée et « mélétè » (Épictète) 7. Stiegler raconte également avoir inscrit dans sa cellule, au-dessus de la tablette sur laquelle il a mangé et travaillé durant ses 5 années de détention, ces deux vers de Mallarmé : « Ma faim qui d'aucuns fruits ici ne se régale / Trouve en leur docte manque une saveur égale ». 8

J'ai pour ma part la chance de disposer d'un bureau d'une trentaine de m² (j'emploie plus volontiers le terme « atelier »).
Sur les murs, pour l'essentiel : des rayonnages sur trois mètres de haut contenant environ 7000 livres.
Mobilier : un fauteuil de bureau, un repose-pieds réglable, trois meubles classeurs monoblocs, une imprimante multi-tâches, une table en bois massif (années 30), un fauteuil « Voltaire » à crémaillère (Louis-Philippe), une sono 5.1, cinq lampes sur pied (dont trois articulées).
Objets divers : six masques mexicains, une peinture sur livre de l'artiste uruguyenne Cecilia Mattos, une collection de figurines de cochons (une soixantaine de pièces), une urne funéraire en terre cuite (vide, mais qui attend de servir un jour...), un clap dérobé à un cinéaste célèbre, une statuette africaine représentant un oiseau sur le dos d'une tortue (Côte d'Ivoire), un caillou ramené de la vallée des rois (Égypte), un fossile d'Hemisaurida ramené du Liban (âge estimé : 95 millions d'années...)
Images peintes, dessins : trois petits tableaux de Natasha Krenbol, ma compagne 9, une lithographie de Niki de Saint Phalle (surmontée d'un alebrije mexicain, parfaitement raccord), deux reproductions de Jean-Michel Basquiat, une de Cy Twombly, une d'Antonin Artaud (encre : « la révolte des anges sortis des limbes »), une sérigraphie de Max Ernst « Le juge et les trois esclaves libres » (hommage à Jarry), une reproduction de l'Angelus Novus de Paul Klee.
Photographies : portraits de Georges Perec, Jean-Michel Palmier, Fernando Gomez Grande (mon traducteur espagnol), Armand Gatti, Félix Guattari... Mes grands-parents maternels, mes deux fils et moi, Natasha et moi... Photo de la destruction du théâtre de l'Eldorado à Lyon le 8 mars 1993, poster photographique représentant la mise à l'eau d'un cargo aux chantiers navals de la Ciotat (années 50), photo de scène du « dit de la chute – tombeau de Jack Kerouac » (2004).
Au milieu de tout cela, j'écris sur mon ordinateur portable que je pose sur un coussin en mousse très dense posé lui-même sur mes genoux.

En ce moment, je compose un roman : Le Satori du clown. Je viens d'achever un premier jet d'environ 50.000 mots. Je travaillerai dessus autant que nécessaire (probablement au moins jusqu'en fin 2020).
Parallèlement, je suis en train de boucler le deuxième tome d'un projet dramatique de longue haleine intitulé L'Histoire mondiale de ton âme : 18 nouvelles pièces de 30 minutes, en trois mouvements, pour trois acteurs. La phrase suivante, extraite du roman de Claude Simon Le Vent, contient les sept mots du sous-titre de ce deuxième tome (je vous laisse deviner  lesquels) : « … ce que nous appelons notre âme n'étant peut-être après tout que cette lourdeur, cette masse inerte et pesante que nous traînons comme un lest de peur de chavirer et faute de quoi nous serions sans doute comme ces navires trop peu chargés, ivres et ingouvernables dans la tempêtueuse immensité... » 10.

Relisant ce qui précède je songe qu'il y a, décidément, quelque chose de vraiment ridicule, voire d'un peu scandaleux, à publier comme le font nombre de mes confrères et consoeurs en écriture — et comme je suis moi-même à deux doigts de le faire à l'instant ! — des « journaux de confinement ».
Je pense aux taulard·e·s et aux personnes entassées dans des camps et centres de rétention. On compte pas loin de 11 millions de prisonnier·e·s dans le monde (chiffres « officiels »…)
Au moment même où j'écris ces lignes, des gens sont torturés dans 141 pays (les 3/4 des pays du monde).
J'entends ce matin à la radio qu'en France les violences conjugales ont augmenté de 35% au cours des deux premières semaines de confinement (chiffres issus de sources policières — qui ne prennent par conséquent en compte que les faits ayant débouché sur une intervention de la police ou de la gendarmerie ou ayant fait l'objet d'une plainte…)
Je me dis que, décidément, ON doit plus que jamais s'appliquer à peindre le monde sur soi et pas soi sur le monde. Plus ON est confiné, entravé, empêché de dire, plus ON doit écrire — et moins ON doit écrire sur soi.

Devenirs minoritaires de l'écriture : devenir-taulard, devenir-femme battue, devenir-clandestin. Devenirs anonymes, imperceptibles… On n'écrit pas pour devenir célèbre, mais pour embrayer des devenirs-monde. Le paradoxe du « confinement » de l'écrivain·e : s'enfermer, se retrancher pour dire le monde au monde.
Solitude non insulaire. C'est aussi cela, bien sûr, l'histoire mondiale de mon/ton/notre âme : une histoire mondiale subjective du ON.

Dans son roman L'Oeuvre, Zola place ces mots dans la bouche du protagoniste, le peintre Claude Lantier : « Quand la terre claquera dans l'espace comme une noix sèche, nos oeuvres n'ajouteront pas un atome à sa poussière. » Je ne regarde pas l'assertion comme l'expression d'un pessimisme exacerbé du personnage, mais au contraire comme un message profondément libérateur que le romancier s'adresse à lui-même par l'entremise de la fiction : l'oeuvre en tant que telle, l'oeuvre « absolue » n'existe pas. Il n'y a que des connexions, des relations, des résonances... L'oeuvre est agencement singulier ET collectif d'énonciation. Aucun roman, aucun drame n'ajoute au monde : il n'y a que de l'écriture/lecture, de la collision, de la copulation… Et ces devenirs croisés, philosophés à maintes reprises et de façon lumineuse par Gilles Deleuze et Félix Guattari : « En écrivant, on donne toujours de l'écriture à ceux qui n'en ont pas, mais ceux-ci donnent à l'écriture un devenir sans lequel elle ne serait pas, sans lequel elle serait pure redondance au service des puissances établies.. » 11

Ernst Bloch regardait l'art comme « la négation déterminée de ce qui suscite sans cesse le contraire de la chose possible qu'on espère. » (Faites comme moi : prenez le temps de relire lentement et plusieurs fois la phrase).
L'art n'est pas dénonciation de l'ordre établi mais corrosion patiente des forces mortifères à l'oeuvre dans l'état des choses. L'art ne révèle pas son malheur à la femme battue, ou son exclusion au taulard. Il perce les étanchéités, il fait fuir le système. Il creuse des trous dans le mur de la clôture.

Enzo Cormann
29 mars 2020

Qui est Enzo Cormann ? 

Écrivain, metteur en scène, performeur, enseignant... il est l'auteur d'une trentaine de pièces de théâtres et de textes destinés à la scène musicale, traduits et joués dans de nombreux pays. En France, ses pièces et ses essais sur le théâtre sont publiés aux Éditions de Minuit et aux Solitaires Intempestifs. Il a publié plusieurs romans aux Éditions Gallimard. Maître de conférences, il enseigne à l'École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT), à Lyon, au sein de laquelle il dirige depuis 2003 le département des Écrivains Dramaturges, ainsi qu'à l'Université Carlos III de Madrid, dans le cadre d'un Master de Création Théâtrale. 

 

Les écritures contemporaines sont au centre du projet artistique de la Scène nationale : le choix a été fait de ne pas associer un.e metteur.e en scène mais un ensemble d’auteurs et d’autrices qui seront les fidèles et les complices de la structure au fil des saisons. Voici donc le STUDIO VOILÀ, un ensemble à géométrie variable d’artistes dramaturges associé.e.s, producteur d’écritures et de performances : créations dramatiques, concerts-fiction, impromptus indisciplinaires, conférences-fiction, écritures duelles, commandes… 

1 - Jacques Derrida, la Carte postale – de Socrate à Freud et au-delà, Aubier Flammarion 1980, p.209.
2 - Ludwig Wittegenstein, Tractatus logico-philosophicus.
3 - Deleuze & Guattari, Mille Plateaux, p.244.
4 - Blaise Pascal, Les pensées, Lafuma 136, Brunschwicg 139.
5 - Euripide, Hécube, troisième épisode, 807-808.
6 - Philosophie Magazine avril 2020, n°138. Propos recueillis par Cédric Enjalbert.
7 - voir notamment Bernard Stiegler, Passer à l'acte, Galilée, 2003.
8 - Vers extraits du poème Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos.
9 - http://www.natasha-krenbol.fr/
10 - Le Vent - Tentative de restitution d’un retable baroque. Éd. de Minuit, 1975 [1957], p.64.
11 - Gilles Deleuze, Dialogues, Champs Flammarion 1996, p.55. Souligné par l'auteur.